Massachusetts/1892
La nixe flaira l’air. Il empestait le cheval et l’humain. La sueur et les excréments des deux espèces. Voilà qui n’avait pas changé. Elle se tenait au carrefour d’une rue assez large pour laisser passer quatre ou cinq voitures. Des rails métalliques étaient enchâssés dans la route et un étrange véhicule sans chevaux glissait tout du long. Des poteaux de bois longeaient la rue, reliés par des fils qui s’entrecroisaient au-dessus des rangées de bâtiments de brique hauts de trois, quatre et même cinq étages.
Disparus les marchés animés, les étroites rues pavées, les jolies petites boutiques qu’elle se rappelait. La dernière fois qu’elle avait foulé cette terre, ce Nouveau Monde ne comptait guère plus qu’une poignée de villages mornes sur un continent sauvage, un endroit où envoyer meurtriers et voleurs.
La nixe fit rouler ses épaules et tordit le cou, s’efforçant de s’habituer aux sensations de sa nouvelle enveloppe. Pendant toutes ces années où elle avait possédé Marie-Madeleine, elle ne s’était jamais habituée à cette puanteur, à la douleur et à l’ennui d’une existence mortelle. Malgré tout, il y avait là une liberté qu’elle n’aurait jamais connue sous sa forme naturelle – celle d’agir dans le monde des vivants et de semer elle-même le chaos. Mais elle occupait à présent une autre forme, à mi-chemin entre humaine et démone, un fantôme.
Une calèche se dirigea vers elle. Elle tendit la main, doigts recourbés en forme de griffes, prête à arracher une poignée de chair au cheval sur son passage. L’animal traversa sa main sans même rouler des yeux paniqués. Elle siffla tandis qu’il continuait son trajet. Même un fantôme humain devrait être capable d’effrayer un cheval. À une époque, sa présence aurait inspiré à la bête une telle épouvante qu’elle aurait piétiné toute personne qui l’aurait approchée. Elle ferma les yeux et imagina le chaos qu’elle aurait suscité. Et maintenant ? Au bout de deux cents ans de damnation, ne s’était-elle échappée que pour gémir et se plaindre de ce qu’elle avait perdu ? Non, il devait exister une solution – il y en avait toujours une.
La nixe s’avança de quelques pas sur la route, goûtant les humains de passage, savourant les pensées de chacun. Les esprits des hommes lui étaient désormais fermés. Elle l’avait appris après son évasion. Comme elle était morte sous la forme d’une femme, ses pouvoirs étaient désormais limités à ce sexe-là.
Son regard glissait d’un visage à l’autre, guettant les signes, d’abord dans leurs yeux, puis dans leur esprit. Parfois, les humains goûtaient un instant de profondeur totale que leurs esprits limités ne pouvaient appréhender, et ils jetaient cette pépite de vérité aux ordures où les poètes et les bardes la trouvaient et l’estropiaient pour la transformer en hymnes bêlants à l’amour. Les yeux étaient effectivement les fenêtres de l’âme. Face à des yeux bien clairs, elle passait son chemin sans s’arrêter. Quelques nuages derrière un regard, elle hésitait peut-être, mais sans doute pas. Ce qu’elle cherchait, c’étaient des tempêtes – des cieux sombres et troublés trahissant un psychisme tempétueux.
Elle avait parcouru la moitié de la rue sans trouver davantage qu’un ou deux nuages d’orage. Puis elle dut s’arrêter devant une femme aux yeux baissés. Celle-ci approchait de la trentaine, possédait un visage large et fade, et attendait sur le trottoir devant une boutique. Un homme en sortit, la peau rêche et le teint basané, vêtu d’habits d’ouvrier. Lorsqu’il vit cette femme, son visage s’illumina.
— Mademoiselle Borden, dit-il en portant la main à son chapeau. Comment allez-vous ?
La femme leva les yeux vers lui avec un sourire timide.
— Très bien, je vous remercie. Et vous-même ?
Avant qu’il puisse répondre, un homme de haute taille aux favoris blancs sortit à grands pas de la boutique, les yeux flamboyants. Il saisit la femme par le bras et la poussa dans la rue sans même accorder un coup d’œil à l’autre homme.
— Que faisais-tu ? siffla-t-il.
— Je disais bonjour, Père. M. O’Neil m’a saluée, alors je…
— Je me moque bien de savoir ce qu’il a fait. C’est un ouvrier agricole. Il n’est pas digne de quelqu’un comme toi.
Quel homme est digne de moi, Père ? Aucun, si ça vous oblige à engager une deuxième domestique pour me remplacer. Cette pensée traversa l’esprit de la femme, charriée par une vague de rage pure, mais seulement trahie par un infime pincement des lèvres.
Elle leva les yeux assez haut pour que la nixe les voie chargés d’une telle haine qu’ils en étaient presque noirs. La nixe gloussa pour elle-même. Elle souhaitait donc la mort de son père… tout comme Marie-Madeleine. Quelle manière appropriée de commencer cette nouvelle vie !
La nixe tendit la main pour caresser la joue pâle de cette femme. Tu voudrais que je te libère, ma chérie ? Avec plaisir.